Fiche technique
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Luncinda Hote en pays Nambikwara
Présentation
"J’avais recherché une société réduite à sa plus simple expression.
Celle des Nambikwara l’était au point que j’y trouvai seulement des
hommes."
L’histoire
Tristes Tropiques p.377
Lucinda, un jeune singe Lagothrix femelle accompagnant Claude
Lévi-Strauss dans ses explorations, se retrouve malencontreusement seule
au milieu d’une tribu qui part pour le grand nomadisme de la saison
sèche. Adoptée par une jeune indienne qui l’amène avec elle, ce voyage
est pour Lucinda l’occasion de découvrir un peuple singulier, celui dont
son ancien maître se proposait justement de faire l’étude : les
Nambikwara.
La fidélité au texte original
La joie de vivre de Lucinda, son enthousiasme et sa simplicité entrent en osmose avec le naturel nambikwara, qu’elle révèle ainsi d’autant mieux. La bienveillance mêlée de tendresse que lui porte le groupe, la protection qu’il lui assure, sa complicité avec les autres animaux domestiques, les jeux, tout cela lui fait oublier les inconvénients de sa situation (notamment ceux du régime alimentaire...) Bien sûr les Nambikwara n’ont pas la télé, mais ils sont toujours dehors. Vivant tout nus, ils n’ont pas à s’habiller le matin, ils ne vont pas à l’école, ils se baignent souvent, en famille car les parents n’ont pas besoin d’aller travailler. Ils chassent dès que possible, y compris avec un effrayant poison, le curare, mais ils accordent un soin attentif à leurs animaux domestiques. Ils sont simples et gais. En les fréquentant de près, Lucinda Hote se voit même confier le secret de leurs noms ! Et incroyable : ici on ne punit jamais les enfants.
Les faits et anecdotes composant ce récit ont été vécus par Claude
Lévi-Strauss et rapportés dans sa thèse ainsi que dans un chapitre de
Tristes Tropiques.
La fidélité au texte original est totale sur le fond, mais prétendre se
contenter de citations cousues les unes les autres était impossible. Une
trame narrative inventée, imprimée en noir dans l’ouvrage, vient donc
lier des faits rapportés par Claude Lévi-Strauss. Pour être plus
facilement identifiables, ces derniers sont imprimés en couleur (ocre).
L’objectif est de présenter une histoire facile à lire, mais appuyée
sur des observations consignées dans la littérature ethnologique. Sans
être un compte-rendu, il s’agit en quelque sorte d’une petite histoire
"pour de vrai".
Quelques pistes interprétatives
Lucinda Hote passe de la botte de Claude à la tête du sauvage. Dans son
parcours, elle apprend la socialisation alors qu’elle était accrochée à
une relation bilatérale fusionnelle. C’est une sorte d’initiation à
l’âge adulte, par laquelle elle quitte son lien affectif, son doudou,
son rapport à sa mère (le cuir de la botte doit lui rappeler sa mère,
sans parler, après quelques heures de marche sous les tropiques, de
l’odeur…), pour une position qui la situe à l’autre extrémité du corps
humain, sur la partie haute, sa tête. Ce n’est pas la même dépendance,
ni le même point de vue. Symboliquement, elle s’entendait comme un pied
avec Claude, ce qu’il confirme d’ailleurs en partie, d’abord en
expliquant que malgré ses imprécations, Lucinda refusait de quitter son
pied au mépris des blessures que lui occasionnait la marche, ensuite en
avouant l’assommer, au soir, avec une bonne rasade d’alcool pour dormir
plus tranquille. Inversement, avec la jeune indienne, la relation sera
plus facile, habituées qu’elles sont l’une à l’autre. Il faut croire que
plus près des oreilles, on s’entend mieux…
Le parti pris ethnographique
Lucinda hote illustre, par sa position, ses propos et ses choix, l’équilibre qui se joue chez les Nambikwara dans l’opposition classique entre nature et culture. À certains égards plus familier pour les indiens que peut l’être un explorateur, le petit singe n’en représente pas moins une espèce différente. Leur cohabitation bienveillante est assez éclairante sur le rapport particulier que les Nambikwara entretiennent avec la nature. Dans les écrits de Lévi-Strauss relatifs à ce peuple, on sent d’ailleurs une sorte de nostalgie d’un âge d’or, que semblent confirmer des références à Rousseau (dont on connaît la position par rapport à l’état de nature). Nous avons également respecté cette position dans l’esprit du texte. En écho à la curiosité naturelle de l’enfant, l’ouvrage invite aussi à une rencontre avec l’altérité, voire avec l’étrangeté. Le désir de cette rencontre, dont l’ethnographie fait une part importante de sa mission, est figuré ici par Lucinda à travers les yeux duquel nous vivons ces aventures. Elle arrive de surcroît au début de la saison sèche, ce moment de la vie saisonnière nambikwara où la tribu s’engage dans un nomadisme marqué par l’incertitude, l’aventure et le voyage. L’ailleurs, l’altérité, la nature et la culture, tout est occasion de rencontre dans cette expédition. Tous ces plans s’interpénètrent pour en marquer chaque fois la singularité.
Cette tribu nambikwara est le premier groupe sur lequel Lévi-Strauss
proposa une étude rigoureuse et précise en tant qu’universitaire. Il
lança lui-même une exploration ethnographique à leur rencontre. Les
données qu’il recueille constituent donc un moment majeur de son œuvre.
La trame narrative
Sans être toujours fécondes d’un point de vue analytique, les données ethnographiques n’en sont pas moins pertinentes pour les courts récits qui nous intéressent. Elles attribuent à notre démarche le caractère d’authenticité que nous voulions lui donner. Sans avoir eu lieu exactement à la manière dont notre récit le décrit, celui-ci rapporte une histoire vraie dans la mesure où la plupart des épisodes qui la composent ont été vécus. Alors même que l’austère neutralité des données est tempérée par la fantaisie de l’histoire, celle-ci à son tour confère à au contenu scientifique le réalisme vivant de l’authenticité. Le résultat final compose donc une sorte de roman réaliste, étrange et familier, et presque une science fiction du quotidien. Le fait de ne pas parler des banlieues françaises ne condamne pas ce livre à l’exotisme dont l’ethnologie universitaire fait un travers. D’autant moins que, lorsque des coutumes si étranges sont en même temps le fait d’une humanité si authentique, si profonde, et finalement si familière, c’est en quelque sorte à un déphasage de proximité que nous sommes invités, conviant ainsi le lecteur à cette rencontre avec l’altérité ("alter ego" : il faut les deux termes) dont l’ethnologie fait sa mission.
On comprend dès lors que la trame narrative se place au service du
contenu ethnographique dont elle constitue un prétexte pour, en le
révélant, s’effacer derrière lui. Il ne s’agit donc pas de multiplier
les effets scénaristiques ni les rebondissements narratifs, mais au
contraire de proposer une mise en situation vivante, le premier mérite
de la dimension narrative étant de composer un liant autour des données
ethnographiques.
Le public cible
Pour les mêmes raisons, il ne s’agit pas non plus de simplement décrire une situation inhabituelle, un ailleurs exotique ni quelques coutumes différentes des nôtres, comme cela existe déjà en littérature jeunesse, mais, grâce à une trame narrative conçue pour l’occasion et si secondaire qu’elle soit du point de vue du contenu, de véritablement faire vivre au lecteur la réalité du vécu ethnographique. L’emmener avec nous plutôt que de simplement le lui présenter. Compte tenu de notre public cible, cela nous a semblé d’autant plus pertinent.
Cette simplicité et pour ainsi dire cette pudeur scénaristique ont en
outre le grand mérite d’ouvrir l’éventail des tranches d’âge
susceptibles de lire l’ouvrage. Le premier exemplaire de cette
collection peut ainsi sans peine être lu dès 6 ans, éventuellement par
les parents. Il y a un intérêt à ouvrir cet ailleurs dont nous parle
l’ethnographie aux premiers âges de l’enfance, car les interdits sociaux
ayant alors d’autant moins marqué les sujets, la curiosité est restée
vivace alors même que la crainte, les préjugés et le goût des jugements
de valeur sont encore embryonnaires.
Notons par ailleurs qu’avec les Nambikwara, on touche d’un côté à la production précise, sérieuse et universitaire de Lévi-Strauss (à travers sa thèse), mais aussi de l’autre, avec Tristes Tropiques, à son livre le plus largement diffusé, pour ne pas dire grand public. Ainsi le propos touche-t-il un public d’autant plus large. |